Elias Khoury : "le rêve est une manière d'échapper à l'oppression"
LE MONDE DES LIVRES 13.09.07
ne femme qui rêve, une femme qui ne fait que rêver... Elias Khoury, combattant inlassable de la cause palestinienne, militant de la Gauche démocratique au Liban et laïque jusqu'au bout des ongles
s'abandonnerait-il à des divagations oniriques ? Il n'en est rien, évidemment : son dernier roman, Comme si elle dormait, s'inscrit tout autant que les précédents dans la tragédie proche-orientale. "Le rêve, ici, explique-t-il, est une manière d'échapper à l'oppression sous toutes ses formes : familiale, religieuse et politique."
Ce n'est pas un hasard si le roman se situe en 1947, à la veille de la Nakba (la catastrophe), à savoir la naissance de l'Etat d'Israël et l'exode des Palestiniens. Milia, née à Beyrouth dans une modeste famille de rite grec-orthodoxe, ignore tout de ces événements. Elle va y être propulsée par son mariage, brusquement et sans préparation. "N'ayant pas sa place dans l'Histoire, subissant toutes les pressions d'un monde dominé par la religion, elle se crée un monde parallèle, qui n'est pas seulement une échappatoire mais une transformation : elle rêve qu'elle est une petite fille de six ans, qu'elle est blonde, qu'elle est un garçon..."
Elias Khoury est né en 1948, en pleine Nakba, dans une famille chrétienne du Liban. Il s'est engagé très jeune au côté des Palestiniens et, plus tard, lorsque son pays a été en proie à la guerre civile, c'est de leur côté qu'il s'est naturellement rangé, passant alors pour traître dans son quartier de Beyrouth et devant provisoirement le quitter. Une grave blessure pendant ces années de folie a failli lui faire perdre la vue.
Considéré comme l'un des meilleurs écrivains arabes d'aujourd'hui, il partage son temps entre le roman, le journalisme et l'enseignement. Ses matinées sont consacrées à l'écriture. L'après-midi, il dirige le supplément culturel du grand quotidien An-Nahar et, quatre mois par an, enseigne la littérature arabe et la littérature comparée à l'université de New York.
L'Amérique, il a appris à la connaître dans sa diversité, mais ne peut s'empêcher de la voir avec les yeux des Arabes : comme " un monstre métallique aveugle dont l'objectif est d'écraser les autres, de s'emparer de leurs richesses, d'exposer leurs sociétés à la déstructuration et aux guerres civiles". Il ne pardonne pas aux Etats-Unis d'avoir "berné les Palestiniens". Pour lui, Ben Laden et George Bush représentent, chacun à sa façon, une idéologie totalitaire : "Le premier métamorphose les valeurs tribales en religion, tandis que le second utilise la religion comme écran pour entreprendre un projet colonial."
Yalo, son précédent roman, baignait dans le drame libanais. Elias Khoury nous y racontait des choses effroyables. Rien de tel ici. On échappe, par le rêve précisément, à la guerre de cent ans qui se prépare. Le drame de la Palestine, auquel il a consacré un grand roman, La Porte du soleil (Actes Sud 2002, et "Babel"), est enfoui sous une série de drames personnels ou familiaux, passés ou présents, tragiques ou cocasses, qui se rejoignent et se chevauchent. Le lecteur a l'illusion de tourner en rond. Répétitions trompeuses, car, chaque fois, un nouvel élément apparaît : c'est une évolution en spirale, déjà sensible dans ses précédents romans.
"Je suis très marqué par le modèle des Mille et Une Nuits, explique Elias Khoury. Les histoires sont des portes : quand on pénètre dans une pièce, c'est pour découvrir une autre porte." Pourquoi faudrait-il qu'un roman évolue de manière linéaire, alors que cela n'arrive jamais dans le langage parlé ? "L'écriture doit s'efforcer de reproduire la richesse de la conversation. Mais pour que ce ne soit pas du délire, pour que cela fasse un roman, il faut énormément réécrire."
S'identifiant à millia, qui passe son temps à rêver la réalité, lui prêtant sa plume, Elias Khoury n'a cessé de réécrire ce livre. "L'important est de ne pas perdre le fil. A un moment, il faut arrêter. Ce qui ne veut pas dire que le roman est fini. Certains lecteurs m'ont dit qu'ils commençaient eux-mêmes à en rêver et me racontaient leurs rêves. Mais c'était trop tard, je devais passer à autre chose..."
Elias Khoury est traduit en diverses langues, y compris en hébreu. Avoir désormais une majorité de lecteurs non arabophones ne le gêne pas, il affirme ne jamais y penser en écrivant ses romans. "Si j'en avais tenu compte, je n'aurais pas cité autant de poèmes arabes classiques dans mon dernier livre. Je ne tiens même pas compte des lecteurs arabes, puisque je fais appel aussi au dialecte libanais, qui n'est pas nécessairement compris dans les pays voisins."
Il recourt en effet à la langue parlée, non seulement dans les dialogues - ce que font la plupart des auteurs arabes contemporains - mais dans la narration elle-même, la mêlant à la langue classique dont il est amoureux. Sa traductrice, Rania Samara, réussit indirectement à nous faire goûter la saveur de ce style très coloré. Mais comment retranscrire les poèmes, dont la rime en arabe fait tout le charme ? Dans certains cas, il a fallu se résoudre à les supprimer.
"La traduction fait perdre à un roman 20 %, 30 % ou 40 % de sa valeur, remarque avec philosophie Elias Khoury, mais s'il ne peut être amputé de 20 %, 30 % ou 40 %, ce n'est pas de la bonne littérature. Je n'ai pas lu Homère en grec, ni Dostoïevski en russe. C'est le destin de la littérature. Même quand je lis un livre en anglais, je ne comprends pas tout. Ce n'est pas grave..."
Faut-il attribuer à la guerre civile qui a endeuillé le Liban entre 1975 et 1990 l'essor de la création littéraire et artistique libanaises ? "Avant 1975, remarque Elias Khoury, le théâtre était à son sommet, et Beyrouth passait pour la capitale de la poésie dans le monde arabe, avec des poètes locaux ou venus d'ailleurs comme Adonis ou Mahmoud Darwich. La guerre a fait naître le cinéma libanais, avec d'excellents films, malgré des moyens très limités, et la narration a été libérée, par la levée des tabous, à commencer par le tabou confessionnel."
Finies, les belles histoires, où l'on ne pouvait pas distinguer, par leurs noms, un chrétien d'un musulman. Si, en Occident, la montée de la bourgeoisie a favorisé la naissance du roman moderne, au Liban, c'est la destruction du tissu social qui lui a donné un coup de fouet. "Les auteurs, hommes ou femmes, appartiennent à toutes les générations. La minorité qui écrit en français baigne dans la même atmosphère que les auteurs arabophones, avec d'ailleurs des structures stylistiques assez proches." On pourra le vérifier, du 12 au 24 novembre, en France, avec "Les Belles Etrangères", manifestation consacrée cette année au Liban.
Elias Khoury, qui fait partie des douze écrivains invités, s'ingénie pour sa part à briser les tabous confessionnels. Baignant dans la légende dorée des saints d'Orient, les personnages qui traversent son roman prennent leurs aises avec la théologie orthodoxe. Millia réécrit l'Evangile dans ses rêves, comme pour mieux échapper à la redoutable Soeur Mélanie, dotée de pouvoirs mystérieux, qui incarne l'oppression religieuse. Il serait certainement plus difficile, au Proche-Orient, de toucher au Coran...
Toujours est-il qu'Elias Khoury n'a pas été victime de la censure, et comme d'autres auteurs arabes, il peut aborder la sexualité par exemple en toute liberté. "Naturellement, dit-il, les fondamentalistes sont opposés à nos écrits. Avec le wahhabisme, qui devient de plus en plus dominant, avec l'argent du pétrole et la bêtise des Américains, la vie culturelle dans le monde arabe est menacée. Nous vivons une catastrophe sans précédent. Mais les intellectuels arabes ne baissent pas les bras..." Et les fondamentalistes n'ont rien, finalement, pour les contrer : "Ils ne produisent que de l'interprétation religieuse, qui n'a aucune valeur, ni philosophique ni littéraire."
Robert Solé
s'abandonnerait-il à des divagations oniriques ? Il n'en est rien, évidemment : son dernier roman, Comme si elle dormait, s'inscrit tout autant que les précédents dans la tragédie proche-orientale. "Le rêve, ici, explique-t-il, est une manière d'échapper à l'oppression sous toutes ses formes : familiale, religieuse et politique."
Ce n'est pas un hasard si le roman se situe en 1947, à la veille de la Nakba (la catastrophe), à savoir la naissance de l'Etat d'Israël et l'exode des Palestiniens. Milia, née à Beyrouth dans une modeste famille de rite grec-orthodoxe, ignore tout de ces événements. Elle va y être propulsée par son mariage, brusquement et sans préparation. "N'ayant pas sa place dans l'Histoire, subissant toutes les pressions d'un monde dominé par la religion, elle se crée un monde parallèle, qui n'est pas seulement une échappatoire mais une transformation : elle rêve qu'elle est une petite fille de six ans, qu'elle est blonde, qu'elle est un garçon..."
Elias Khoury est né en 1948, en pleine Nakba, dans une famille chrétienne du Liban. Il s'est engagé très jeune au côté des Palestiniens et, plus tard, lorsque son pays a été en proie à la guerre civile, c'est de leur côté qu'il s'est naturellement rangé, passant alors pour traître dans son quartier de Beyrouth et devant provisoirement le quitter. Une grave blessure pendant ces années de folie a failli lui faire perdre la vue.
Considéré comme l'un des meilleurs écrivains arabes d'aujourd'hui, il partage son temps entre le roman, le journalisme et l'enseignement. Ses matinées sont consacrées à l'écriture. L'après-midi, il dirige le supplément culturel du grand quotidien An-Nahar et, quatre mois par an, enseigne la littérature arabe et la littérature comparée à l'université de New York.
L'Amérique, il a appris à la connaître dans sa diversité, mais ne peut s'empêcher de la voir avec les yeux des Arabes : comme " un monstre métallique aveugle dont l'objectif est d'écraser les autres, de s'emparer de leurs richesses, d'exposer leurs sociétés à la déstructuration et aux guerres civiles". Il ne pardonne pas aux Etats-Unis d'avoir "berné les Palestiniens". Pour lui, Ben Laden et George Bush représentent, chacun à sa façon, une idéologie totalitaire : "Le premier métamorphose les valeurs tribales en religion, tandis que le second utilise la religion comme écran pour entreprendre un projet colonial."
Yalo, son précédent roman, baignait dans le drame libanais. Elias Khoury nous y racontait des choses effroyables. Rien de tel ici. On échappe, par le rêve précisément, à la guerre de cent ans qui se prépare. Le drame de la Palestine, auquel il a consacré un grand roman, La Porte du soleil (Actes Sud 2002, et "Babel"), est enfoui sous une série de drames personnels ou familiaux, passés ou présents, tragiques ou cocasses, qui se rejoignent et se chevauchent. Le lecteur a l'illusion de tourner en rond. Répétitions trompeuses, car, chaque fois, un nouvel élément apparaît : c'est une évolution en spirale, déjà sensible dans ses précédents romans.
"Je suis très marqué par le modèle des Mille et Une Nuits, explique Elias Khoury. Les histoires sont des portes : quand on pénètre dans une pièce, c'est pour découvrir une autre porte." Pourquoi faudrait-il qu'un roman évolue de manière linéaire, alors que cela n'arrive jamais dans le langage parlé ? "L'écriture doit s'efforcer de reproduire la richesse de la conversation. Mais pour que ce ne soit pas du délire, pour que cela fasse un roman, il faut énormément réécrire."
S'identifiant à millia, qui passe son temps à rêver la réalité, lui prêtant sa plume, Elias Khoury n'a cessé de réécrire ce livre. "L'important est de ne pas perdre le fil. A un moment, il faut arrêter. Ce qui ne veut pas dire que le roman est fini. Certains lecteurs m'ont dit qu'ils commençaient eux-mêmes à en rêver et me racontaient leurs rêves. Mais c'était trop tard, je devais passer à autre chose..."
Elias Khoury est traduit en diverses langues, y compris en hébreu. Avoir désormais une majorité de lecteurs non arabophones ne le gêne pas, il affirme ne jamais y penser en écrivant ses romans. "Si j'en avais tenu compte, je n'aurais pas cité autant de poèmes arabes classiques dans mon dernier livre. Je ne tiens même pas compte des lecteurs arabes, puisque je fais appel aussi au dialecte libanais, qui n'est pas nécessairement compris dans les pays voisins."
Il recourt en effet à la langue parlée, non seulement dans les dialogues - ce que font la plupart des auteurs arabes contemporains - mais dans la narration elle-même, la mêlant à la langue classique dont il est amoureux. Sa traductrice, Rania Samara, réussit indirectement à nous faire goûter la saveur de ce style très coloré. Mais comment retranscrire les poèmes, dont la rime en arabe fait tout le charme ? Dans certains cas, il a fallu se résoudre à les supprimer.
"La traduction fait perdre à un roman 20 %, 30 % ou 40 % de sa valeur, remarque avec philosophie Elias Khoury, mais s'il ne peut être amputé de 20 %, 30 % ou 40 %, ce n'est pas de la bonne littérature. Je n'ai pas lu Homère en grec, ni Dostoïevski en russe. C'est le destin de la littérature. Même quand je lis un livre en anglais, je ne comprends pas tout. Ce n'est pas grave..."
Faut-il attribuer à la guerre civile qui a endeuillé le Liban entre 1975 et 1990 l'essor de la création littéraire et artistique libanaises ? "Avant 1975, remarque Elias Khoury, le théâtre était à son sommet, et Beyrouth passait pour la capitale de la poésie dans le monde arabe, avec des poètes locaux ou venus d'ailleurs comme Adonis ou Mahmoud Darwich. La guerre a fait naître le cinéma libanais, avec d'excellents films, malgré des moyens très limités, et la narration a été libérée, par la levée des tabous, à commencer par le tabou confessionnel."
Finies, les belles histoires, où l'on ne pouvait pas distinguer, par leurs noms, un chrétien d'un musulman. Si, en Occident, la montée de la bourgeoisie a favorisé la naissance du roman moderne, au Liban, c'est la destruction du tissu social qui lui a donné un coup de fouet. "Les auteurs, hommes ou femmes, appartiennent à toutes les générations. La minorité qui écrit en français baigne dans la même atmosphère que les auteurs arabophones, avec d'ailleurs des structures stylistiques assez proches." On pourra le vérifier, du 12 au 24 novembre, en France, avec "Les Belles Etrangères", manifestation consacrée cette année au Liban.
Elias Khoury, qui fait partie des douze écrivains invités, s'ingénie pour sa part à briser les tabous confessionnels. Baignant dans la légende dorée des saints d'Orient, les personnages qui traversent son roman prennent leurs aises avec la théologie orthodoxe. Millia réécrit l'Evangile dans ses rêves, comme pour mieux échapper à la redoutable Soeur Mélanie, dotée de pouvoirs mystérieux, qui incarne l'oppression religieuse. Il serait certainement plus difficile, au Proche-Orient, de toucher au Coran...
Toujours est-il qu'Elias Khoury n'a pas été victime de la censure, et comme d'autres auteurs arabes, il peut aborder la sexualité par exemple en toute liberté. "Naturellement, dit-il, les fondamentalistes sont opposés à nos écrits. Avec le wahhabisme, qui devient de plus en plus dominant, avec l'argent du pétrole et la bêtise des Américains, la vie culturelle dans le monde arabe est menacée. Nous vivons une catastrophe sans précédent. Mais les intellectuels arabes ne baissent pas les bras..." Et les fondamentalistes n'ont rien, finalement, pour les contrer : "Ils ne produisent que de l'interprétation religieuse, qui n'a aucune valeur, ni philosophique ni littéraire."
Robert Solé
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire